Enquête sociologique sur un monde qui mêle glamour, drogue et vide.
“J’ai l’impression qu’ils vendent leurs œuvres uniquement pour financer leur consommation”
En mai 2023, j’ai fait un stage dans une galerie d’art. C’était une de ces galeries Parisiennes qui n’exposent que des “artistes” qui ont de la “fame” et qui font des vernissages médiatisés. Longtemps, j’ai attendu qu’il y en ait un, et je dois dire que cette expérience m’a permis de découvrir les coulisses d’un milieu artistique codifié, superficiel et déroutant. Alcool qui coule à flot, une queue pour aller aux toilettes à ne plus en finir, et un after à l’hôtel. Ce vernissage m’a laissé un goût amer mêlé d’incompréhension et de déception. C’est le lendemain que j’ai compris.
Le réveil a été dur, toujours embrumé par l’incompréhension des évènements de la veille. Avec une autre stagiaire, nous avons remis en place la galerie, toutes les deux perturbées. L’exposition se faisait sur deux artistes, l’un travaillant dans le milieu de la mode, l’autre venant des squats. Le second est venu à notre rencontre ce matin là, et nous a exprimé son ressenti : “J’ai l’impression qu’ils vendent leurs œuvres uniquement pour financer leur consommations”. C’est à ce moment là que tout a pris sens.
L’été de cette même année, j’ai travaillé dans un grand bar se trouvant au bord du lac de Vincennes. Un groupe d’adultes était venu célébrer le départ de leur costumière dans une ambiance festive. Leurs visages ne nous étaient pas inconnus, et pour cause, il s’agissait de personnes qui travaillaient pour un feuilleton télévisé français. Au fur et à mesure de la soirée, certains adoptaient un comportement très agité, facilement irritable, voire agressif. Ma manager les a vu prendre de la cocaïne dans les toilettes.
Ces deux histoires m’ont marqué, et m’ont amené à me questionner sur les habitudes festives de ce que l’ont pourrait appeler une élite artistique parisienne. Est-ce que tous les individus de cette classe dominante agissent de la même manière ? Qu’est ce qui les pousse à adopter ces attitudes de dérives et à la délinquance ? Quels sont les comportements socioculturels à l’œuvre et comment se sont-ils ancrés dans l’Histoire ?
Je vais tenter de répondre à ces questions au travers de mes découvertes, mais aussi essayer d’ouvrir le questionnement sur l’évolution de ce qu’est un artiste.
1 - La dictature de la joie : l’Homo Festivus
Nous avons tous vécu une situation où un ami ou une connaissance nous pousse à boire de l’alcool en soirée, sans quoi nous risquerions d’être moins fun. Peut-être même que vous êtes cet ami en question. Mais pourquoi faisons-nous la fête, et pourquoi cela semble-t-il si important ?
Philippe Muray a défini l’Homo Festivus comme étant une figure satirique qui désigne l’Homme contemporain occidental. Il est né de la démocratie capitaliste, dans une société postmoderne. Vivant dans une société qui veut réduire les conflits, se pacifie et se souhaitant inclusive, l’Homo Festivus est obligatoirement joyeux et incarne l’idéologie du “bien”. Il célèbre chaque évènements culturels, communautaires ou sociaux. Tout est prétexte à la fête, et le présent se doit d’être léger. Se croyant émancipé, grâce aux nouvelles idéologies, l’abandon des croyances religieuses, il est en réalité dans une société très normée où son exclusion est facilitées par le politiquement correct.
« La fête qui avait été jusque-là rupture du continuum, renversement provisoire du temps, est devenue l’ordinaire de la vie. Et cette abolition de la distinction entre temps festif et non festif programme toutes les autres abolitions de différences” – Philippe Muray, Exorcismes spirituels III, Les Belles Lettres, 2002
Tout devient spectacle ou évènement.
2- Spectacle permanent : vivre à travers l’objectif, consommer l’image et effacer l’être
Dans son livre “Showbiz, People et Corruption”, Jean-François Gayraud fait le rapprochement entre les termes spectaculaire et festif. Comme nous l’avons vu, l’Homo Festivus cherche à tout transformer en évènement, voir en spectacle. Ce phénomène a été décrypté et mis en lumière par Guy Debord avec son essai avant-gardiste “La Société du Spectacle” paru en 1967. L’auteur y montre l’aliénation de l’individu dû à la société de consommation. Il ne vit plus que au travers des représentations et des images médiatisées, éloignant l’individu de l’expérience vécue. A l’instar de la constatation de Karl Marx : dans le capitalisme, les travailleurs sont aliénés, ils ne possèdent ni les moyens de production, ni le fruit de leur travail.
« Toute la vie des sociétés dans lesquelles règnent les conditions modernes de production s’annonce comme une immense accumulation de spectacles. Tout ce qui était directement vécu s’est éloigné dans une représentation. » – Guy Debord
Avec le capitalisme et la société médiatisée, les émotions, les relations humaines, la culture, deviennent des marchandises. Les styles de vie et les identités sont achetées. Le pouvoir fini par être exercé par les images, et non pas par la contrainte.
« Chaque nouveau mensonge de la publicité est aussi l’aveu de son mensonge précédent. Chaque écroulement d’une figure du pouvoir totalitaire révèle la communauté illusoire qui l’approuvait unanimement, et qui n’était qu’un agglomérat de solitudes sans illusion. »
3 - L’élite marginale : se distinguer pour exister
“La vie de bohème implique la marginalité, l’excentricité, le refus des conventions, soit ce qui isole du commun.” – Nathalie Heinich
La mise en scène de soi a sans doute atteint son paroxysme au XIXe siècle avec la naissance de la figure du Dandy. Dans son livre “L’Elite Artistique : Excellence et singularité en régime démocratique”, la sociologue Nathalie Heinich retrace l’évolution de l’aristocratie jusqu’à une nouvelle classe sociale “la bohème”. Avec la fin des privilèges aristocratiques, la société française s’est transformée, faisant émerger une catégorie artistique qui se caractérise par l’absence d’argent, d’insertion sociale et de reconnaissance. Mais en réalité, c’est l’illustration d’une tentative de distinction par la mise en scène de soi et de recréer une forme d’excellence. Le dandy a pour but de casser les codes et de se distinguer de la bourgeoisie, alors qu’il en fait lui même partie.
« La misère de l’homme qui conserve les apparences et à qui l’avenir appartient : misère des jeunes gens, des artistes, des gens du monde momentanément atteints. Les indices de cette misère ne sont visibles qu’au microscope de l’observateur le plus exercé. Ces gens constituent l’ordre équestre de la misère, ils vont encore en cabriolet. » – Balzac dans La Rabouilleuse (1842)
4 - Quand la fête dérape : la nouvelle aristocratie se poudre le nez
« Que devient une société dont l’élite s’identifie à la marginalité » – Nathalie Heinich
Jean François Gayraud démontre la proximité entre l’élite dominante et les drogues dures et douces. Il retrace dans son livre “Showbiz, People et Corruption” plusieurs évènements, marqueurs de cette consommation.
En 2005, les journalistes de la télévision allemande ont procédé à des prélèvements dans des toilettes et des bâtiments du Parlement européen à Bruxelles. Il s’avère que 41 des tests sur 46 ont été positifs à la cocaïne. En Italie, une expérience de la sorte a été refaite, mais cette fois avec un “druge wipe” qui révèle la présence de drogue dans la sueur. “Le résultat est édifiant : sur 50 députés piégés, 32 % ont été trouvés positifs (16 en tout), se répartissant en 24 % au cannabis (12 députés) et 8 % à la cocaïne (4 députés). Et enfin, il évoque aussi le scandale de 2007 d’un député de l’Union Démocratique Chrétienne marié qui s’est fait surprendre alors qu’il participait à une soirée orgiaque avec drogues et prostituées dans un hôtel de luxe.
Plus récemment, on peut aussi citer l’accident provoqué par Pierre Palmade alors qu’il était sous l’emprise de stupéfiants, après trois jours à consommer des drogues sans dormir. Trois personnes ont été blessés, dont une jeune femme qui a perdu le bébé qu’elle attendait. Ainsi que Matthieu Delormeau qui s’est fait prendre en flagrant délit d’achat de cocaïne.
Ce type de scandale n’est pas nouveau et l’on peut citer de nombreux exemples dans le milieu de la télé, de la radio, de la musique, de la mode et du cinéma.
« En effet, derrière le show des people (spectacle) se cache beaucoup de business (affaires) : un people sert à se vendre et à vendre, à consommer. »
Ce qui a le plus résonné avec mon expérience en galerie d’art, c’est le passage sur les toilettes, toujours dans le livre de Jean François Gayraud. Je m’explique. La Fashion Week est un évènement incontournable de la mode, où chaque grande marque organise son défilé. Elles ont lieu dans des grandes villes comme Paris, New York, Londres et Milan. C’est aussi un prétexte à de nombreuses soirées et évènements mondains. La London Fashion Week de 2005 s’est faite infiltrée par des journalistes, qui ont réalisé des prélèvements dans les toilettes de nombreux évènements organisés par des géants comme Versace, McQueen, TopShop et d’autres. Tous les prélèvements se sont révélés positifs aux drogues.
L’auteur écrit : Rien d’étonnant car, comme le constatent eux-mêmes les journalistes, la cocaïne est en libre accès dans les toilettes de ces parties. Un fêtard explique : «Rien d’anormal. Elles sont toutes mannequins, toutes idiotes ,toutes sous coke.» Les queues interminables pour accéder aux toilettes en attestent d’ailleurs. À l’hôpital de Covent Garden, un quartier de Londres, le mannequin de renommée internationale Linda Evangelista préside une soirée en faveur du sida: là aussi, les queues pour accéder aux toilettes et à la cocaïne crèvent les yeux pendant toute la soirée.”
Mais plus généralement :
« L’industrie de la mode, grande spécialité parisienne, consomme beaucoup de drogues: principalement de la cocaïne et du cannabis. Une certaine «culture» – en fait des mœurs – de la drogue semble régner dans cet univers mêlant couturiers, mannequins, photographes, clients privilégiés (vedettes du show-business, femmes de politiciens et de magnats de l’industrie, etc.),mais aussi tout un «demi-monde» d’escort-girls, de dealers (la drogue ne tombe pas du ciel!), etc. L’abus de drogues est accepté tel un «accessoire» de cette industrie, probablement comme la maigreur (donc la faim) et le harcèlement sexuel (profession en frontière des métiers du sexe). » – Jean-François Gayraud
5 - Les coulisses du spectacle : les chiffres parlent
Lors de mes recherches, je me suis d’abord demandé si je n’avais pas fait preuve de beaucoup d’a priori sur le milieu artistique parisien. Est-ce que le milieu de l’art et du spectacle est réellement un terrain fertile pour la consommation de substances psychoactives ?
Je me suis alors intéressée aux données chiffrées, à ce qui pouvait être objectivement mesurable. Une étude de Santé Publique France intitulée “Consommation de Substances Psychoactives et Milieu Professionnel” a été publiée en mai 2021. Elle s’appuie sur les résultats du Baromètre de Santé publique France 2017 et révèle de fortes disparités entre secteurs d’activité concernant la consommation de substances psychoactives (alcool, tabac, cannabis, et autres drogues), mais aussi entre hommes et femmes.
Voici quelques résultats révélateurs :

API signifie “Alcoolisation Ponctuelle Importante”. Il s’agit de chercher un fort taux d’alcoolisation dans un espace de temps réduit. On remarque que cette tendance touche significativement les actifs dans le milieu des Arts et du Spectacle., en particulier les hommes, avec 41,2% qui effectueraient des API mensuelles, contre 27% en moyenne.
Le secteur de l’art dépasse aussi la moyenne en termes de proportion de consommateurs quotidiens de tabac et d’alcool. Cependant, cet écart n’est pas statistiquement significatif.
Voici une analyse des statistiques dans les métiers des arts et du spectacle :
- Taux de tabagisme quotidien élevé chez les hommes (35,3%) et chez les femmes (33%), mais ne dépassant pas significativement la moyenne (31,8% chez les hommes et 26,5% chez les femmes actives).
- Taux de consommation quotidienne d’alcool légèrement plus élevé que la moyenne chez les hommes (12,1%) et chez les femmes (3,9%). La moyenne se situant à 9,8% chez les hommes et 2,8% chez les femmes.
- Le taux d’API mensuel est également plus fréquent dans le secteur de l’art avec 41,2% chez les hommes et 11,3% chez les femmes. Les moyennes se situent respectivement à 27,1% et 8,4%.
Nous avons donc vu que la consommation d’alcool, et de tabac dans le secteur des Arts et du spectacle est un phénomène courant et qui dépasse la moyenne de consommation d’autres individus actifs. Cependant, d’autres secteurs comme l’immobilier et la restauration sont en concurrence, ne rendant pas les résultats significatifs. Hormis pour la proportion d’API mensuel chez les hommes dans l’art qui double presque la moyenne.
Ce secteur d’activité cumule plusieurs comportements à risque liés à la consommation de substances licites. Plusieurs suppositions peuvent alors être faites. Cela peut traduire un mode de vie festif et spécifique au secteur, alimentant la culture de la fête. Mais cela pourrait aussi être le reflet d’une pression professionnelle. Les hommes peuvent aussi être soumis à la pression concurrentielle entre eux, devant sans cesse boire plus pour prouver leurs limites.
Ces résultats concernent les substances licites. Mais qu’en est-il des substances illicites comme le cannabis, la cocaïne, l’ecstasy, la MDMA ou l’amphétamine ?

Analyse de la consommation de cannabis chez les individus dans le secteur des arts, spectacles et activités récréatives :
- Expérimentateurs de cannabis : chez les hommes, elle se trouve à 61% et chez les femmes à 52,2%. La moyenne des travailleurs se situe respectivement à 54,1% et 40,2%. La consommation y est donc plus élevée que la moyenne, sans toutefois atteindre un seuil significatif.
- Consommateurs de cannabis dans l’année : parmi les hommes, la proportion de consommateurs de cannabis dans l’année est de 32%, donc supérieure à la moyenne se situant à 13,6%. Chez les femmes, elle est aussi supérieure à la moyenne avec 11,8%, face à une moyenne se situant à 6,5%.
Nous pouvons donc constater que les individus travaillant dans l’art sont plus soumis à une consommation régulière de drogue douce comme le cannabis.
Ces derniers résultats résonnent aussi quant à mon expérience personnelle. J’ai fait des études d’art, et je pense que ces statistiques ne s’appliquent pas qu’aux travailleurs actifs, mais aussi aux étudiants, travailleurs en devenir. J’ai pu constater que beaucoup de personnes consommaient des substances licites et illicites. Les études, regroupant beaucoup de profils, ont permis à certains d’expérimenter des substances psychoactives. Certains en sont aussi devenus dépendants, en raison d’une exposition répétée, mais aussi à des conditions difficiles. Une charge de travail importante, combinée à une sensibilité accrue — parfois liée à des traumatismes — ont constitué un terrain propice à l’addiction au tabac, à l’alcool ou au cannabis. Il y a eu des étapes avant la dépendance, c’est ce que décrit Howard Becker avec le concept de “carrière de déviant”, mais nous y reviendrons plus tard.
Et qu’en est-il des drogues dures ?

Les écarts sont vraiment flagrants chez les hommes, mais analysons les résultats de la consommation des individus travaillant dans les arts, spectacles et activités récréatives :
- La proportion d’expérimentateurs de cocaïne parmi les hommes est de 26% et de 8,5% chez les femmes. La moyenne des travailleurs pour les hommes est de 7,9% et 3,2% chez les femmes.
- La proportion d’expérimentateurs d’ecstasy, MDMA ou amphétamine est de 26,7% chez les hommes et 10% chez les femmes. Alors que les moyennes se situent respectivement à 8% et 3,2%.
Enfin, voici un tableau récapitulatif des résultats de l’étude :

Nous pouvons donc constater que les individus travaillant dans les arts, spectacles et activités récréatives sont de grands consommateurs de substances psychoactives, tout comme les individus dans la restauration. On observe toutefois une préférence marquée pour les substances illicites plutôt que licites.
« Parmi l’ensemble des actifs occupés (hommes et femmes) des secteurs hébergement et restauration, et arts, spectacles et activités récréatives, la consommation déclarée de drogues licites et illicites est plus fréquente par rapport à la moyenne. »
Ces tendances marquent-elles un phénomène récent, ou s’agit-il d’une habitude profondément ancrée ?
Depuis 1999, un dispositif nommé TREND (Tendances Récentes et Nouvelles Drogues) repère les nouvelles tendances de consommation sur 7 sites d’observation en France métropolitaine. Nous allons donc nous pencher sur l’étude de ce dispositif datant de 2008 intitulée “Toxicomanie et usages de drogues à Paris : état des lieux en 2007 et évolutions”.
L’étude constate que les lieux de consommations semblent être avant tout les soirées privées. Celles-ci réunissent un nombre restreint d’individus, appartenant souvent au même milieu, se connaissant plus ou moins par réseaux de connaissances. TREND en constate plusieurs types: les soirées en cercle restreint, les soirées en cercle élargi de connaissance, les soirées “after” en appartement et les lieux de sexe et les soirées à thème sexuel en appartement (chemsex).
Une nouvelle catégorie serait en train de muter, celle du public clubber. Ces soirées rassembleraient un public plus âgé, bien inséré, parfois ancien teuffer ou teuffer actuel. Les soirées clubbing auraient émergé avec la diminution des teufs. Les consommations de ces milieux seraient plus l’alcool, la cocaïne, puis l’ecstasy. Mais de nouvelles habitudes apparaissent :
« Dans les clubs, les consommations de cocaïne auraient principalement lieu dans les toilettes, de façon assez discrète, mais, selon des observateurs, seraient parfois connues des services de sécurité du club. Dans les « carrés VIP », les consommations seraient plus visibles. Des observateurs soulignent une certaine permissivité de ces usages. Pour le public clubber, le paraître semble jouer un rôle plus important que pour le public teuffer. Par rapport aux teufs, les jeux de séduction restent fréquents dans les clubs. Cela pousserait les usagers à avoir un certain contrôle de leur consommation et garder une certaine maîtrise de soi, du moins en apparence. »
Cela entre en résonance avec la figure de l’Homo Festivus analysée précédemment. Avec la modification des comportement festif, de nouvelles habitudes de consommations apparaissent.
« Emergence d’une population insérée et/ou aisée consommant de l’héroïne : en 2006, et pour la première fois, une population d’usagers d’héroïne socialement insérés avaient été signalée dans le dispositif parisien TREND. Cette tendance semble s’être confirmée en 2007 et la diversification des caractéristiques des usagers d’héroïne est à souligner comme étant une tendance notable. On note, en effet, l’émergence d’usagers d’héroïne, dont l’apparence traduirait une bonne insertion sociale, âgés de 30 à 40 ans, qui consommeraient l’héroïne de façon ponctuelle. Des usagers d’héroïne appartenant aux « catégories sociales les plus aisées » ont également été signalés. »
On constate aussi une démocratisation de la cocaïne, que l’étude confirme être une habitude de consommation de l’élite artistique :
« En 2007, que ce soit dans les espaces festifs ou dans l’espace urbain, tous les observateurs s’accordent à dire que l’usage de la cocaïne continuerait à se développer, ceci dans un contexte général de hausse des trafics et de propagation de son usage en Europe. (…) Le terme le plus fréquemment utilisé par les observateurs pour évoquer ce phénomène est celui de « démocratisation ». En effet, la cocaïne a longtemps été réservée à des milieux artistiques et à des catégories sociales aisées. La baisse des prix au cours des dernières années l’a rendue accessible à d’autres groupes sociaux moins aisés. Cependant cette évolution des prix ne serait qu’illusoire, relevant d’une stratégie commerciale, puisque résultant du mélange de la cocaïne avec des produits de coupe. »
Grâce à ce rapport, nous pouvons conclure que les tendances de consommations changent en fonction des habitudes festives. Mais elle confirme aussi que la cocaïne est une drogue prédominante dans le milieu artistique privilégié, elle y est même tolérée et glamourisée.
Nous allons maintenant comparer ces résultats au rapport récent de TREND 2023 intitulé “Substances psychoactives, usages et marchés : Tendances récentes à Paris et en Ile-de-France en 2022”.
Le dispositif confirme largement la démocratisation de la cocaïne, qui devient un phénomène de mode. Cette drogue a été glamourisé par Hollywood comme étant la consommation des stars et du show-business. Des références à cette drogue émergent avec des logos, des tee-shirts ou des publicités détournées, devenant une référence de la pop culture. Des kits sont même en vente libre sur internet avec des accessoires esthétiques comme des pailles en argent et des pochettes en velours.
Un nouvel espace apparait aussi, celui de la scène Queer qui remplace la scène LGBT. Et l’espace Chemsex et festif gay voit de nouvelles drogues émerger comme le GBL et l’ecstasy. Ceux-ci voient certaines de leurs drogues habituelles passent d’un milieu à un autre avec de nouvelles habitudes de consommations. C’est le cas de la kétamine. A la base utilisée dans le milieu festif gay et chemsex pour son effet de dépersonnalisation, il est aujourd’hui utilisé par des hétérosexuels bien insérés dans la société pour des effets plus euphorisants, proches de l’ivresse. Les individus ont appris à utiliser cette drogue et à ajuster la quantité pour en obtenir les effets euphorisants désirés.
« Il y a aussi plus de jeunes hétéros. Ce sont souvent des hétéros bien insérés. Ils sont davantage dans des logiques de consommation qui ressemblent à ce qu’on avait en tête pour le milieu LGBT et gay il y a trois ou quatre ans. Parfois, c’est un peu désarmant parce qu’ils arrivent en disant : « je prends de la kétamine ». Il y a deux ans, elle était encore dans le milieu gay. C’est désormais une drogue qui est devenue très hétérosexuelle. » – (Groupe focal intervenants festifs 2022)
Ce transfert d’une scène à l’autre a aussi été décrit dans le cas d’autres drogues comme la 3-MMC. On observe un décloisonnement entre les genres musicaux, les types de lieux festifs où maintenant se côtoient différents publics. « Les usages de 3-MMC se sont ainsi diffusés du chemsex vers les milieux du clubbing gay, puis à ceux des réseaux « queer », jusqu’à être observés désormais dans les autres espaces festifs plus mainstream. »
Les drogues ont de tout temps accompagnées les nuits festives parisiennes, comme un élément quasi banal du décor. Mais les modes de vie influencent les pratiques festives, qui à leur tour façonnent les habitudes de consommation. Les changements idéologiques et la démocratisation de la société spectaculaire poussent les Hommes à continuer la fête et expérimenter toujours plus. Même si le dispositif TREND est relativement récent, il permet déjà de retracer les grandes évolutions des pratiques festives et des usages de drogues au fil du temps. Je vais tenter d’en proposer une synthèse.
6 - De la corbeille à la drogue dure : la genèse du paris plaisir
Paris est une région particulièrement touchée par l’usage de substances psychoactives, sans doute due à la diversité de ses espaces festifs et à l’importance des produits disponibles. Renforcé depuis le XIXe siècle par le mythe du Paris festif et libertin, la capitale est devenue la scène de nombreux débordements.
Dans sa revue “Pratiques et imaginaires prostitutionnels dans les cafés-concerts et music-halls parisiens au XIXe siècle”, Camille Paillet revient sur l’assimilation entre artiste féminine et prostituée, les effets sur les pratiques professionnelles et la perception sociale des artistes sur scène. La chercheuse revient d’abord sur la particularité de l’expérience festive qui vient entremêler plusieurs types de plaisirs.
“Dans ce contexte festif, le corps occupe une place centrale. Qu’il soit spectateur ou acteur de la fête, le corps se montre et s’éprouve à travers les plaisirs liés au boire et au manger, à la pratique de la danse, à l’ambiance sonore, olfactive et visuelle qui l’entoure ou à la jouissance esthétique procurée par le spectacle auquel il assiste. Circonscrit dans un espace-temps dédié à la détente et au loisir qui l’extrait provisoirement des contraintes de la vie courante, le corps des fêtards interagit au sein d’une sociabilité prédisposée au partage d’affects et de plaisirs de toutes sortes.” – Camille Paillet
A partir de 1850, il y a une émergence de café-concert, des espaces mêlant consommation et activité spectaculaire. Dans ces lieux qui n’ont ni la vocation, ni l’autorisation d’être des espaces de prostitution, des débordements ont lieu. Ce changement modifie les comportements et décuple les jeux de paraîtres et de séduction.
« Parmi les délits les plus régulièrement répertoriés par le contrôle policier au XIXe siècle, il apparaît des excès d’ivresse, tapage nocturne, rixes, outrage public à la pudeur, ainsi que toutes sortes de commerces clandestins, en particulier la prostitution. »
De nombreuses salonnières respectables étaient organisées entre personnes de culture et de bonne famille. Mais ces codes mondains ont circulé au sein d’autres classes sociales par reproduction. Ces demi-mondaines ont largement participé au déploiement de la vie artistique et littéraire parisienne au XIXe siècle. Camille Paillet cite la célèbre danseuse de l’Opéra de Paris, Cléo de Mérode. Fille illégitime d’une baronne belge issue de l’aristocratie viennoise, elle a su mener en parallèle de sa position de courtisane, une carrière de danseuse. De nombreuses courtisanes menaient aussi une carrière théâtrale ou littéraire grâce aux salons et au lieux de divertissements parisiens. Cela leur permettait de créer des liens sociaux et de gagner en notoriété. Les intérêts entre hommes et femmes étaient bilatéraux : les hommes de pouvoirs offraient un protectorat aux femmes galantes et celles-ci servaient réciproquement à certains artistes et hommes de lettres qui souhaitent entrer dans la haute société.
Ces modèles et muses ont fait l’objet du rayonnement de Paris. La capitale a été connue pour regrouper les plus belles femmes et son iconographie valorise une représentation féminisée du prestige parisien. Cette image de la femme objet qui sert à attirer du beau monde a atteint son paroxyse durant la période du XIXe siècle avec la pratique de la “corbeille” :
« La corbeille désigne la mise en scène de plusieurs figurantes féminines. Installées en fond de scène et positionnées en demi-cercle, elles mettent en valeur les artistes qui évoluent au-devant du plateau. La corbeille représente le décor prestigieux et les habitus des membres d’un salon bourgeois. Les figurantes, appelées aussi poseuses, sont habillées de façon luxueuse reproduisant les modes et les usages vestimentaires de la haute société. Elles se mettent en scène en discutant entre elles, en riant, en jouant de l’éventail et de l’ombrelle et en entretenant un rapport de séduction avec certains membres du public »
Paris a donc d’abord été le parfait exemple de la société du spectacle. Les femmes se mettant en scène pour participer au rayonnement de la capitale. Mais surtout, on remarque un nouveau transfert des codes des classes dominantes vers les milieux demi-mondains. La fête était avant tout dans un but d’ascension sociale et de recherche d’intérêt personnel. Mêlant boisson, spectacle et plaisir charnel, le “Paris plaisir est né.
Mais le summum a sans doute été atteint à partir de 1960 jusqu’aux années 80.
La consommation d’opium et de cocaïne était mondaine depuis le XIXe siècle et touchait d’abord les élites cultivées. Mais ce phénomène, avec l’alcoolisme populaire, s’est largement démocratisé depuis les années 60. Dans leur livre, “Arts Drogués : Expériences psychotropiques et création artistique”, Fabrice Flahutez et Miguel Egana reviennent sur l’usage des psychotropes dans les productions artistiques. A l’image des poètes Charles Baudelaire et Arthur Rimbaud, de nombreux artistes avaient une dépendance à l’alcool, l’opium ou d’autres drogues hallucinogènes qui les aidaient à écrire.
Les années 60 marquent le début des recherches médicales sur des drogues hallucinogènes dans le but de traiter la schizophrénie. Un gros budget aura alors été alloué à cette recherche et beaucoup d’expérimentations seront réalisées. C’est notamment le LSD qui sera retenu pour son efficacité et sa facilité d’utilisation. Mais dans un même temps, les artistes en développeront son usage, hors des contraintes médicales. Cette utilisation est aussi liée à un changement de vision dans la création artistique :
« En cela, les expériences psychédéliques de nature artistique, en France, semblent s’inscrire dans la direction qu’a pu prendre une grande partie de l’art après la Seconde Guerre mondiale, qui considère l’œuvre comme un acte destiné à transformer la conscience de l’artiste, voir du « regardeur », grâce à l’expérience. »
C’est ensuite les amphétamines qui deviennent populaires. Utilisés dans un premier temps pour aider à perdre du poids, leur consommation permet dans un second temps de travailler plus et de tenir un rythme vie très soutenu. Elle permet aux artistes de garder une bonne image de soi via la minceur, mais aussi de produire plus. L’utilisation de cette drogue est parfaitement illustrée par l’addiction de Warhol. Les amphétamines l’aidaient à maintenir une vie mondaine, il travaillait jusqu’à minuit et allait ensuite dans cafés jusqu’à 4 heures du matin.
En 1970, c’est le début des junkies avec la scène Rock et Punk. Dans son article “La scène punk en France et la “défonce” (1976-1984)”, Alexandre Marchant met en lumière le lien entre courants musicaux et diffusion de la drogue. Cette culture de la “défonce” s’est progressivement banalisée dans les lieux festifs parisiens, notamment les restaurants et boîtes de nuit branchés. Les artistes punk, malgré leur posture de marginalité, se mêlent à des individus du show-business, aux écrivains et aux autres artistes appartenant à la classe moyenne ou aisée. Dans cet univers, l’intérêt était avant tout de s’illustrer.
« Dans cet univers nocturne où la dimension mondaine prédominait, la déchéance relevait cependant davantage de la mise en scène esthétique que d’un réel processus d’exclusion sociale. »
Socialement valorisé dans le monde de la fête, cette culture de la défonce se diffuse des artistes vers les auditeurs fans. Dans un processus d’imitation de leurs idoles, deux catégories se créaient : “les hippies débonnaires amateurs de marijuana et de LSD, enfants de classes moyennes et bourgeoises, et les junkies consommateurs d’amphétamines et d’héroïne qui se livraient au vagabondage et au vandalisme”. La scène musicale favorisait une confusion des rôles entre le public et les artistes.
Encore une fois, on est loin du cas de la jeunesse qui se défonce par rejet de la société. C’est en vérité tout l’inverse, la fascination envers les consommations festives des élites parisiennes a initié de nombreux jeunes à la consommation et à participer à la diffusion des produits stupéfiants dans les quartiers ou les banlieues. Il s’agis principalement d’héroïne et d’amphétamines.
« Ainsi, à la fois en rupture (rejet de toute justification intellectuelle trop développée) et en continuité (par la thématique de la révolte) avec la contre-culture et le pop-rock des années 1960, le courant musical punk des années 1970 a produit lui aussi un certain modèle de consommation de psychotropes, se diffusant de la bohème artistique aux classes populaires, jusqu’à se cristalliser à l’orée des années 1980 comme une sous-culture particulière de la « défonce ». »
En parallèle, à Hollywood, la cocaïne circulait abondamment. C’était la consommation la plus répendue et banalisée, s’adaptant parfaitement au mode de vie des artistes.
« Vers la fin des années 1970, la “neige” tombait drue sur Hollywood. La cocaïne était tellement répandue que les gens se promenaient avec une petite cuillère en or autour du cou; c’était le nouveau bijou à la mode. Chacun fréquentait quelqu’un qui se droguait, ami, petit ami, parent. Lorsque vous sortiez dîner, vous laissiez une ligne de coke sur la table en guise de pourboire à la serveuse » – Peter Biskind
A Paris, Montmartre est annexée à la ville. C’est un lieu populaire où des ouvriers, artisans et petits commerçants commencent à s’installer. Mais au fil du XIXe siècle, Montmartre devient un centre de vie bohème, mêlant classes populaires, artistes et marginaux. Louis Chevalier étudie ce phénomène. C’est un lieu de métissage culturel où apparait dans les années 60 à 80 les premiers bals, guinguettes et petits café-concerts. C’est ensuite que de nombreux cabarets ouvrent comme Le Chat Noir ou Le Moulin Rouge. C’est un quartier qui regroupe alors tous les plaisirs, qui symbolise l’effervescence de la créativité (fréquenté par Toulouse-Lautrec, Picasso), mais dans ce même espace se côtoient la vie galante et les “voyous”.
Au début des années 80, cette envie d’exclusion et de création d’une nouvelle sous-culture pour se distinguer avec les courants artistiques de leur temps fit naitre la Figuration Libre. C’est le début de l’esthétique postmoderne avec un goût pour le sexe, la drogue, la culture pop et urbaine, ainsi que l’esthétique rock et punk. C’est une époque de libération des mœurs où tout semble possible. En tête de mouvement, le célèbre peintre américain Jean-Michel Basquiat. Mais son mode de vie a eu raison de lui et il est malheureusement décédé d’une overdose d’héroïne à l’âge de 27 ans. Au delà des problèmes de drogue auxquels fait face la société, c’est aussi le début du sida, dont les modes de vie festifs a facilité la diffusion. Une maladie qui a emporté l’artiste Keith Haring et le chanteur de Queen, Freddie Mercury.
L’usage de la drogue devient un problème social et un problème de santé publique. La notion d’addiction apparaît et des enquêtes ont enfin lieu pour comprendre le phénomène, la sociologie s’y est aussi intéressée. Ces études ont permis de dépasser l’idée du jeune délinquant drogué. Dans l’article “Regards sur les addictions des jeunes en France” de François Beck, Ivana Obradovic, Marie Jauffret-Roustide et Stéphane Legleye, les auteurs décryptent les idées reçues envers l’existence d’une “classe dangereuse”. Dès les années 70, les pouvoirs publics créaient la figure de l’adolescent et du “jeune en danger”. Les mouvements de contestations de mai 68 a conforté cette image de jeune délinquant qui veut transgresser les règles. De plus, avec la croissance démographique soudaine liée au baby-boom, la jeunesse a alors été identifiée comme une classe sociale à part entière.
On observe que la diffusion des modes de vie festifs et donc de consommations sont avant tout diffusé des classes dominantes vers les classes moyennes ou populaires. L’article cite le sociologue Gérard Mauger qui a décrit un basculement d’un usage contre-culturel plutôt élitaire à un usage de masse des produits psychoactifs autres que l’alcool. Il dénonce une démocratisation de l’usage des stupéfiants. Les études ont démontré que la consommation de drogue est avant tout un habitus lié aux conventions sociales pour s’intégrer :
« D’emblée, donc, l’usage de produits psychoactifs a été étudié comme une pratique « encastrée » dans un ensemble de pratiques et de « convenances » sociales, au sein d’un groupe social d’appartenance et d’un sous-groupe de pairs auquel il convient de faire allégeance mais dont il convient aussi de se distinguer. »
Les travaux tendent alors à trouver les facteurs déterminants de l’usage des drogues. Ce sont ceux d’Howard Becker qui ont été la porte d’entrée d’une toute nouvelle compréhension de la déviance.
7 - Carrière déviante : apprendre à consommer et à exister
Howard Becker est un sociologue américain qui a mené une enquête auprès des fumeurs de cannabis. De celle-ci est née la théorie de la “carrière” déviante. La “carrière” est une construction en plusieurs étapes, marquée par la volonté de l’usagé de maintenir sa normalité.
« D’abord, une carrière se compose concrètement d’une succession de réalisations ou d’installations dans des modes de vie, qui peuvent être influencés par certaines circonstances ou caractéristiques individuelles, qui ne sont pas les mêmes d’une position à l’autre. Cet enchaînement dépend des choix opérés par l’individu qui, entre deux séquences, peut réorienter sa trajectoire. Ensuite, sur le plan subjectif, à chaque étape de sa carrière, l’individu s’engage moralement, et doit pouvoir justifier ses choix et ses pratiques, en utilisant des « techniques de neutralisation » qui lui permettent de mettre à distance le jugement moral dont il fait l’objet. L’intérêt de l’approche de Becker est de montrer que la motivation à consommer se construit au fil d’une expérience sociale vécue au sein d’un groupe de pairs, qui est fondée sur un triple apprentissage : apprentissage des techniques de consommation d’abord, des manières de consommer et de percevoir les effets recherchés ensuite, et des effets eux-mêmes, enfin. » – “Regards sur les addictions des jeunes en France” de François Beck, Ivana Obradovic, Marie Jauffret-Roustide et Stéphane Legleye
Pour simplifier, il y a 5 étapes différentes dans la carrière de l’individu. Il est important de noter que celui-ci peut renoncer à chaque étape.
1 – L’individu enfreint une norme, de manière volontaire ou non. Il commet une “erreur” et ne se définit pas encore comme déviant.
2 – l’activité s’intensifie, l’individu développe un goût et un intérêt pour l’acte déviant.
3 – l’individu est maintenant désigné comme étant déviant, c’est l’étiquetage (transforme le regard des autres). L’individu va vouloir se replier dans un sous-groupe déviant où l’étiquette est valorisée.
4 – La déviance en devient amplifiée, concept de prophétie réalisatrice. L’individu s’intègre à un groupe de pairs qui partagent la même étiquette. L’individu apprend des techniques et des valeurs liées à la déviance. Il entre dans une carrière secondaire de dévient.
5 – L’individu entre dans un groupe de déviant organisé et s’installe dans une sous-culture. C’est la socialisation secondaire. Il rejette les normes dominantes et s’investit pleinement dans le rôle de déviant. La déviance devient une identité. Il est très difficile pour l’individu de retourner à une vie “normée”, voir impossible sans intervention extérieure.
La sociologie permet ainsi de comprendre les processus à l’œuvre dans des phénomènes complexes. On peut aussi rapprocher cette étude sur la “carrière de déviant” avec l’étude sur l’étranger d’Alfred Schûtz. Ici, le terme étranger désigne un individu qui entre dans un nouveau groupe social ou culturel. Il est placé en tant qu’observateur et éprouve aussi 5 étapes différentes :
1 – L’étranger quitte son milieu social, un univers qu’il lui est familier dont il connaît parfaitement les codes. Il entre dans un nouveau monde social qu’il ne métrise pas.
2 – L’étranger se place alors en observateur, il compare ses normes avec celles de son milieu d’origine. Les préjugés qu’il avait au travers du regard de son milieu d’origine s’écroulent, il se rend compte du décalage entre ce qu’il s’imaginait et ce qu’il observe. L’individu développe alors un regard critique sur son ancien et son nouveau milieu.
3 – L’étranger interprète les nouvelles normes au travers de ses propres anciennes références. C’est un processus long qui demande beaucoup d’accumulation d’expérience.
4 – L’individu comprends les règles du jeu social et commence à y participer. Il se conforme aux attentes, mais garde un point de vue extérieur.
5 – L’étranger n’est pas totalement intégré, il ressent une certaine exclusion et se sent à la frontière entre les deux mondes.
Ces processus décrits par Howard Becker et Alfred Schütz m’interrogent. Est-ce que certains individus ne se mettraient pas à consommer afin d’entrer dans les normes du nouveau milieu auquel ils tentent d’appartenir (élite artistique) ? Est-il possible de tellement s’identifier à un nouveau milieu social que l’on fini par rejeter l’ancien ?
Dans son enquête “Devenir dominant”, le sociologue Jules Naudet s’interroge sur ce processus de mobilité social. Il prend pour model la théorie de l’étranger d’Alfred Schütz et l’adapte à son enquête. Celle-ci est menée sur une centaine de personnes et retrace l’expérience d’ascension sociale de chaque individus. De là se dessine un nouveau schéma. Il y décrit 5 étapes dont les premières ont pour la plupart du temps lieu au cours des études supérieures : l’identification aux normes de la réussite, découverte de l’altérité sociale et prise de conscience de l’éloignement progressif du milieu d’origine, questions d’appartenance, l’ajustement au nouveau milieu et enfin, la disparition de la tension. Une des personne ayant participée à l’enquête témoigne :
« Marie-Paule, fille d’une dactylo et d’un cheminot, est aujourd’hui avocate d’affaires dans un cabinet renommé, après avoir connu une brillante carrière dans la haute administration qui l’a amenée à occuper des postes à très hautes responsabilités. « J’ai changé de côté. J’appartiens à ce milieu maintenant. » Aujourd’hui ses parents sont décédés et elle n’a plus aucun contact ni familial, ni amical avec des personnes de milieu populaire. Les personnes avec qui elle entretient des relations amicales et sociales sont exclusivement issues des classes supérieures, et même de l’élite parisienne et internationale. Elle prend acte assez sereinement de son changement qu’elle explique ainsi : « Je soupçonne que, insensiblement, sans m’en rendre compte, mes gestes se sont modifiés au contact de ce milieu ». »
La reproduction sociale peut donc mener à un total changement de ses habitus et donc de son mode de fonctionnement. Il arrive que cette ascension mène à une rupture complète avec le milieu d’origine et à se conformer de manière totale aux attentes de son nouveau monde. Jules Naudet conclut en ajoutant :
« La reproduction sociale est également liée à la capacité qu’ont les classes dominantes à demeurer stables malgré l’arrivée de nouveaux membres en leur sein. Si les personnes originaires des milieux populaires demeuraient vraiment fidèles à leur groupe d’origine, il serait beaucoup trop « dangereux » pour l’élite en place de les accueillir en leur sein. Pour que l’ordre social soit préservé, il est donc important que les personnes originaires des classes populaires se « convertissent » et incorporent autant que possible les dispositions caractéristiques des membres déjà en place. »
Malgré de nombreuses remises en questions comme la Révolution Française, Mai 68, les émeutes de 2005 ou même les gilets jaunes, on observe que les classes dominantes restent toujours en place et continuent de demeurer. La domination de l’élite se fait par plusieurs processus, mais quels sont ils ? Qu’est-ce qui nous fait accepter leur domination ?
8 - L’élite en costume de gangster : les dominants dominés
D’abord, être prolétaire, ce n’est pas cool, personne ne souhaite faire partie de la classe dominée. La domination s’exprime aussi par des accusations portées contre le prolétariat. Les violences et la haine quotidiennes envers le prolétariat en sont une illustration, ils s’exercent au travers des contrôles policiers, à l’égard des salariés avec la menace de licenciement, même pas toujours pour faute grave, mais aussi par simple restriction budgétaire. Mais c’est aussi avec la haine des jeunes comme nous avons pu le voir, souvent désignés comme marginaux, fainéants, drogués. Avec eux se trouvent les chômeurs et les jeunes immigrés.
« Les capitalistes font porter au prolétariat la haine d’une partie de lui-même. Au bout du compte chaque prolétaire éprouve, à un certain degré variable bien sûr, une certaine détestation de lui-même. Ce qui s’exprime parfois de façon lapidaire : « Être prolo, c’est la honte. » »
Alors le modèle de l’élite artistique paraît encore plus fantastique. Ils sont émancipés des contraintes du salariat, et puis ce sont des personnes “talentueuses” qui “méritent” leur réussite.
« Désormais, je suis célèbre lorsque je réponds au plus vite et au mieux à ce que les autres veulent de moi. » – Dany-Robert Dufour.
Nathalie Heinich explique que l’artiste incarne une élite acceptée car elle est fondée sur des valeurs de mérite et de vocation, plutôt que sur des privilèges héréditaires. Dans la transition de l’aristocratie vers la bourgeoisie, la société remplace les critères de naissance par ceux de la réussite individuelle, donc de l’argent, du talent et de la notoriété. Cette élite nous paraît donc plus démocratique et plus acceptable. La Révolution et la démocratie ont donc transformé la valeur sociale en faveur du mérite, du travail et du talent. Autrement dit, si tu es riche, ce n’est pas à cause du hasard de la naissance, mais parce que tu es intelligent et parce que tu as consacré beaucoup de temps à le devenir (riche). L’artiste devient alors une figure de la méritocratie moderne, remplaçant peu à peu le noble.
La sociologue explique aussi le tournant du XXe siècle qui voit se renforcer le déplacement des critères d’excellence : la rareté remplace la conformité, et l’authenticité personnelle devient essentielle. A l’instar de Van Gogh, Picasso, Warhol qui illustrent la personnalisation à l’extrême de l’artiste comme œuvre.
Jean-François Gayraud relève que le terme “artiste” est peu à peu remplacé par le terme créateur. La classe artistique n’est plus seulement composée d’écrivains et de peintres, mais comprend aujourd’hui tous les métiers du divertissement (comédiens, metteurs en scène, éclairagistes…), mais aussi ceux de la création non littéraire (mode, chanson, danse…). Cette élite a développé toutes les caractéristiques d’une aristocratie : élus, don naturel, grandeur morale et intellectuelle, recherche d’une certaine immunité morale, enrichissement. Pour élargir, aujourd’hui on peut aussi parler des créateurs de contenus sur les réseaux sociaux, mais aussi des influenceurs. Aujourd’hui, l’artiste est une personne adulée, dotée du privilège de la notoriété et de l’influence.
« Cet ensemble social relativement homogène, qui dispose désormais d’un poids jamais égalé dans l’histoire, a développé une identité et une mystique propres très paradoxales, car se définissant à la fois comme marginal et élitaire. » – JF Gayaud
Mais si les classes populaires veulent ressembler à cette élite artistique, à qui cette élite veut-elle, à son tour, ressembler ?
« Derrière le show des people (spectacle) se cache beaucoup de business (affaires): un people sert à se vendre et à vendre, à consommer. La visibilité médiatique qui crée les people est d’abord une affaire d’argent »
Au travers des exemples précédents, nous avons vu que nos élus ne respectent pas eux-mêmes les lois qu’ils votent. Ils sont pour beaucoup positifs aux tests de drogues. Les élus côtoient donc de manière plus ou moins directe le milieu criminel qui peut entraîner d’autres actes criminels.
Il existe une fascination mutuelle entre gangster et célébrités des mondes artistique et sportif. Comme l’explique Jean-François Gayraud, de nombreux artistes rêvent de se frotter aux gangsters pour goûter au frisson du danger ainsi que de pouvoir jouer les durs. Et inversement, des gangsters souhaitent côtoyer des célébrités pour exprimer leur pouvoir et leur réussite sociale. L’image glamourisé des gangsters à travers le cinéma et même parfois des médias, pousse des élites artistiques à s’y frotter.
Lorsqu’on choisit ce mode de vie sans travailler, et en vivant dans la fête constante, il y a des contreparties qui poussent parfois vers la voie du crime. Considéré comme un produit/objet, certaines idoles doivent se conformer au marché et doivent se montrer dociles et aptes à épouser les modes. Certains, pris dans la précarité du milieu, adoptent des comportements à la limite de la légalité (précriminels).
« Pour la plupart d’entre elles, les idoles de la société du spectacle sont fragiles car factices et dépendantes. Dans un système vivant dans l’illusion et parfois l’imposture, le talent sportif ou artistique est une qualité presque secondaire. Plus marionnettes que marionnettistes, ces idoles du show-business et du sport vivent en fait sous perfusion, moins du public que des divers «agents » qui organisent leur sélection puis leur carrière. L’entrée dans la nouvelle aristocratie de la gloire éphémère impose de passer sous les fourches caudines de castings et d’agents divers – artistiques, sportifs – visant moins à repérer des talents qu’à sélectionner des «produits» souples et conformes aux marchés. Aspirant à goûter une gloire et un argent faciles, les sujets choisis se montrent dociles, aptes à épouser toutes les modes et surtout à accepter les pires compromissions puisqu’ils se savent nombreux à espérer. Les carrières sont courtes. La file d’attente est longue et les élus rares »
Pour expliquer ce basculement dans l’illégal, on peut aussi chercher du côté de la théorie du criminologue américain Walter Cade Reckless. La théorie du contrôle, dite aussi du contrainment sert à répondre et à comprendre pourquoi certains individus ne deviennent pas déviants, même exposés à des pressions ou tentations sociales importantes. Reckless suppose que ce n’est pas seulement la pression vers la déviance qui compte, mais la capacité de l’individu à se contrôler. Soit ce qui “contient” l’individu, ce qui l’empêche de basculer dans la déviance. Il distingue deux types de “contenance”.
- Le premier est le contrôle externe : exercé par l’environnement social comme la famille, l’école, la police, les institutions ou la communauté, il repose sur la discipline sociale, la surveillance et la punition potentielle ainsi que sur l’intégration des groupes pro-sociaux (=environnement social stable qui valorise les comportements positifs, respecte les normes et les lois).
- Et le deuxième est le contrôle interne : il vient de la personnalité de l’individu, de sa conscience de soi et morale. Il repose alors sur l’auto-contrôle, l’engagement moral et la valorisation de soi comme personne respectable.
Le criminologue détermine aussi que ce sont les mécanismes de contrainement qui déterminent la résistance aux influences diverses comme les pressions sociales (pauvreté, conflits familiaux), les tentations culturelles (accès facile, argent rapide) et les incitations internes (prédisposition, impulsivité…).
Donc malgré les influences qui poussent l’élite artistique à la déviance, d’autres mécanismes sont en jeu comme celui du contrainment.
Ce que l’art cache vraiment
J’ai entamé mes recherches pour comprendre si mon vécu relevait d’un phénomène généralisé : une dérive partagée par l’ensemble de l’élite artistique. J’avais besoin de comprendre, mais surtout de dénoncer, un besoin de reconnaissance des faits, comme un procès. Je ne prétends pas juger ce qu’il se passe dans ce milieu privilégié. Mais je m’en fais la reporter, parce qu’il me semble important de savoir à qui on s’identifie, qui sont nos modèles, qui l’on suit et voit au quotidien à travers nos écrans. Nous sommes les témoins et parfois les complices d’une immense tartufferie comme le dénonce Jean-François Gayraud, mais sûrement en sont-ils aussi. Les études quantitatives démontrent que les individus travaillant dans les arts, spectacle et activités récréatives sont de grands consommateurs de substances licites et surtout illicites. Des résultats plutôt attendus, à l’image de ce que j’ai moi-même pu constater, mais aussi de la quantité de scandales qui éclatent comme ceux impliquant Matthieu Delormeau ou Pierre Palmade.
L’élite artistique est née d’une envie de distinction et de reconnaissance, son souhait étant de vivre marginalement et de transgresser les normes. Elle puise ses racines dans la bohème, qui succède à l’aristocratie. Initialement, elle se caractérise par une gestion précaire de l’argent, un manque de reconnaissance et l’absence de plan de carrière. La bohème n’est ni un simple mythe, ni une réalité stricte, mais une construction sociale puissante, mêlant vécu et idéal. En réalité, c’est aussi une redéfinition de l’aristocratie par un changement de valeur. C’est avant tout un choix de vie possible pour des personnes vivant déjà dans un milieu confortable et cherchant à valoriser le génie, l’originalité et le refus des conventions. Par le regroupement historique dans les cafés, des habitus se sont créés. Consommer à outrance fait partie de la démonstration de soi, cet excès est même valorisé et glamourisé. A l’instar de la cocaïne qui est une consommation qui correspond aux modes de vies artistiques, tout comme les amphétamines qui permettent de perdre du poids tout en gardant de l’énergie pour les sorties festives. Comme le décrit Howard Becker dans son concept de “carrière” de consommateur, les individus faisant, ou voulant, faire partie de l’élite artistique apprennent les comportements de consommation et agissent de manière à correspondre à leur nouvelle étiquette. Facilité par la société festive et spectaculaire, les mécanismes de contrainment sont plus faibles. Faire la fête est une norme et la consommation de substances licites est journalière pour beaucoup. Les élites artistiques émergent d’un environnement dominé par le spectacle permanent, où chaque individu vend une prestation de soi, dans un monde dominé par les biens matériels. Couplé à la pression sociale par l’entourage, mais aussi les conditions de travail, les individus tombent dans une carrière de consommateur.
Quant à l’expérience que j’ai vécue en galerie d’art, même si je ne connaîtrai jamais toute la vérité, je soupçonne qu’il s’agissait bien de financer leur consommation de substances illicites par la vente d’œuvres.. Je n’ai pas assez de vertu pour affirmer que l’amour de l’art ait été la véritable motivation de cet exposant. Il s’agit plutôt de continuer à financer leur mode de vie festif et de donner un prétexte à la fête, refusant de travailler et souhaitant garder leurs privilèges.
La prochaine fois que vous entendrez un influenceur ou une de vos idoles tenir le discours de la méritocratie, interrogez-vous, remettez celui-ci en question. En quoi ce discours sert à l’élite artistique ? N’ont-ils pas intérêt à vous faire croire que vous pouvez leur ressembler ? Alors que l’avenir de l’art — entre précarité et intelligence artificielle — soulève de nombreuses interrogations, ne devrions-nous pas commencer par réformer le milieu artistique de l’intérieur ?
Sources
Camille Paillet, « Pratiques et imaginaires prostitutionnels dans les cafés-concerts et music-halls parisiens au XIXe siècle », Revue d’histoire culturelle, 2022
Alexandre Marchant, « La scène punk en France et la « défonce » (1976-1984) », Volume !, 2016
Soazig Callac, « Libres figurations, années 80 », Critique d’art, 2019
François Beck, Ivana Obradovic, Marie Jauffret-Roustide et Stéphane Legleye, « Regards sur les addictions des jeunes en France », Sociologie, 2010, mise en ligne 2013
José Chatroussat, « La haine du prolétariat par les classes dominantes », Variations , 2011
Jules Naudet, « Devenir dominant », Revue européenne des sciences sociales, 2012
Flahutez, Fabrice, et Miguel Egaña, éditeurs. « Arts drogués ». Presses universitaires de Paris Nanterre, 2013
Lionel Obadia, « Alcool, cultures et espaces », Les Cahiers d’Outre-Mer, 2021
Santé Publique France, « Consommation de Substances Psychoactives en Milieu Professionnel », Résultats du Baromètre de Santé publique France 2017, 2021
Marie Jauffret-Roustide, « Les inégalités sociales dans le champ des addictions », Les tribunes de la santé, 2014
Sandrine HALFEN, Catherine VINCELET, ORS Ile-de-France, « Toxicomanie et usages de drogues à Paris : état des lieux en 2007 et évolutions », Tendances récentes et nouvelles drogues (TREND), 2008
Mathieu Lovera, Élisa Juszczak, Grégory Pfau, « Substances Psuchoactives, usagers et marchés : Tendances récentes à Paris et en Ile-de-France en 2022 », TREND, 2023
Charles Galand, Édith Salès-Wuillemin, « Intérêts de l’étude des représentations sociales de la drogue pour un dispositif de veille sanitaire », 2009
Jean-François Gayraud, « Showbiz, people et corruption », Hors collection, 2009
Nathalie Heinich, « L’élite artiste: Excellence et singularité en régime démocratique », Folio Essais, Gallimard, 2018
Guy Debord, « La Société du Spectacle », 1967